Scans 3D secrets devant le Conseil d'État
Le musée Rodin et le Ministère de la Culture menacent le droit d'accès aux documents administratifs et l'accès du public au patrimoine culturel
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Depuis maintenant sept ans, je milite pour établir et défendre le droit d'accès du public aux numérisations 3D des collections de tous les musées nationaux français, à commencer par le prestigieux et influent musée Rodin, à Paris. Mes démarches sont arrivées jusqu'au Conseil d'État et les enjeux sont désormais considérables. Le musée et le Ministère de la Culture semblent déterminés à mentir, à défier les ordonnances de justice et à braver sans vergogne la loi française sur la liberté d'accès aux documents publics, afin d'empêcher le public d'accéder à des scans 3D relevant du patrimoine culturel.
Pourquoi numériser le patrimoine culturel, et pour quel public ?
Dans le monde entier, de nombreux musées réalisent des numérisations 3D de haute qualité de leurs œuvres d'art les plus importantes et des artefacts anciens de leurs collections. Plusieurs organisations avant-gardistes partagent librement leurs scans numériques en 3D, permettant au public de visualiser, copier, adapter et expérimenter avec les œuvres concernées d'une manière qui n'a jamais été possible auparavant.
Toute personne dans le monde disposant d’une connexion Internet peut visualiser, interagir avec et télécharger le scan 3D de la Pierre de Rosette réalisé par le British Museum. Le public peut accéder librement à des centaines de numérisations de sculptures classiques de la Galerie nationale du Danemark, et les visiteurs du site Web du Smithsonian peuvent visualiser, naviguer et télécharger librement des milliers de numérisations 3D de haute qualité d'artefacts allant des fossiles de dinosaures à la capsule spatiale Apollo 11.
En ayant accès à de telles numérisations, les artistes peuvent retravailler et intégrer notre patrimoine culturel commun dans de nouvelles œuvres, qu’il s’agisse de films, de jeux vidéo, de réalité virtuelle, de vêtements, d’architecture, de sculpture, et bien plus encore. Les chercheurs et les enseignants peuvent utiliser les scans 3D pour approfondir notre compréhension des arts, et le public amateur d'art peut s'en saisir pour apprécier, étudier et même reproduire des œuvres bien-aimées d'une manière inédite, impossible à réaliser dans le cadre restreint d'un musée ou à partir des œuvres originales.
Par exemple, je conçois et fabrique des outils d'orientation à accès universel, des répliques interactives et des expositions pour les aveugles : à ce titre, je sais intimement qu'il existe un besoin d’accès libre aux numérisations en 3D des sculptures et des artefacts importants, qui permettront la fabrication de répliques que le public peut explorer par le toucher.
Librement diffusées dans notre paysage numérique, visuel et tactile, le potentiel créatif des numérisations 3D du patrimoine culturel est illimité, et la valeur de ce que le grand public peut en faire dépasse largement ce que les musées pourraient jamais créer s'ils conservaient leurs numérisations pour eux-mêmes.
Malheureusement, certaines organisations prétendument soucieuses du civisme ne permettent pas le libre accès à leurs numérisations 3D, et j’essaye de les amener à la raison. À partir de 2017, j’ai passé trois ans à utiliser la loi allemande sur la liberté d’information pour faire pression, avec succès, sur le Musée égyptien de Berlin afin qu’il publie le scan 3D de son chef-d'œuvre le plus précieux et trésor national, le Buste de Néfertii, vieux de 3 000 ans. Depuis, j’ai porté mon attention sur les trésors numériques jalousement gardés par les institutions publiques en France.
Le Louvre, par exemple, ne permet pas au public d'accéder à son scan 3D en ultra haute définition de La Victoire de Samothrace, en dépit d’une agressive campagne de collecte de fonds menée auprès du public et des entreprises pour numériser l'emblématique sculpture grecque. Ni son scan de la Vénus de Milo.
La Réunion des musées nationaux (RMN), une antenne du Ministère de la Culture, reçoit des dizaines de millions d'euros de subventions publiques annuelles pour fournir ses services aux musées nationaux français. En 2013, la RMN a reçu du Fonds national pour la société numérique (FSN) une subvention de 1,1 M € et un prêt de 1,1 M € complémentaires pour la numérisation d’objets des musées francais, ainsi que pour le création d’une plateforme web pour la diffusion et l'exploitation de ses scans 3D. Depuis, la RMN a numérisé en 3D près de deux mille œuvres d'art et d'objets anciens dans toute la France. En bons communicants qu’ils sont, ils vantent la disponibilité de leurs scans au public, mais il s'agit d'un mensonge éhonté. En effet, la RMN applique une politique stricte pour ses scans 3D et refuse catégoriquement de permettre au public d’y accéder directement. Plus encore, ma propre investigation a révélé que la RMN avouait, bien que discrètement, qu'elle refuse de publier ses scans afin de protéger le chiffre d'affaires de ses boutiques de souvenirs contre la concurrence du public qui pourrait fabriquer ses propres répliques. En termes d'applications pratiques, de potentiel créatif et de valeur directe pour le public, c'est tout simplement comme si ces scans 3D n'existaient pas.
Et puis il y a le musée Rodin. Fondé en 1917 peu après la mort du célèbre sculpteur Auguste Rodin, le musée est un organisme administratif public géré par l’État et une branche du Ministère de la Culture. Il a pour mission légale de préserver, d’étudier, de valoriser et de diffuser les œuvres de Rodin, qui sont toutes entrées dans le domaine public depuis l’expiration de leurs droits d’auteur il y a plusieurs dizaines d’années. Bien que le musée Rodin ne manque jamais une occasion de rappeler qu'il est le seul musée national « autofinancé » de France, il a sollicité et obtenu un financement public direct du programme national de numérisation du Ministère de la Culture et, en 2010, dans le cadre de sa mission de service public, il a commencé à numériser sa collection en 3D avec l'objectif déclaré d'en publier les résultats.
Quatorze ans plus tard, ces scans n’ont toujours pas été partagés avec le public.
De simples demandes nécessitent l’intervention d’un avocat expert dans le cadre d’un procès innovant
Lorsque je m'adresse à une institution chargée de la protection du patrimoine culturel sujet de ses numérisations 3D d'œuvres du domaine public, mon objectif fondamental est d'obtenir un accès public illimité à ces scans. Je ne suis pas intéressé par les demi-mesures par lesquelles le public pourrait se voir accorder l'accès aux scans uniquement, par exemple, à des fins éducatives, mais se voir interdire abusivement de les utiliser à des fins commerciales. Ce type de compromis porte atteinte au droit du public de réutiliser les œuvres du domaine public et peut conduire le public à hésiter à les utiliser de quelque manière que ce soit — par manque de certitude quant à ses droits et par crainte de sanctions inconnues.
En 2017, j'ai approché le musée Rodin avec une stratégie visant à obtenir une exposition complète de tous les arguments possibles qu'une institution publique prestigieuse et bien positionnée pourrait opposer à un membre du public intéressé par l'accès à ses scans 3D. Je voulais découvrir et traiter toutes leurs préoccupations en même temps. Ainsi, dès le départ, j'ai clairement indiqué au musée Rodin que j'avais un intérêt commercial dans les scans des œuvres de Rodin, et je ne m'en suis absolument pas excusé. J'ai ensuite posé à ses administrateurs des questions directes sur la politique du musée et je les ai laissés me traiter comme n'importe quel autre membre du public. Cela ne s'est pas bien passé.
Je m'attendais à une résistance, mais je n'avais pas prévu à quel point le musée abuserait de son autorité.
Après plus d'un an pendant lequel les administrateurs du musée Rodin ont ignoré mes demandes d'informations sur ses scans 3D et ses politiques d'accès au public, j'ai été conraint de passer à l'étape supérieure. J’ai sollicité l’aide de Maître Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh, avocat engagé dans la défense des droits et libertés et expert en litige stratégique — une action en justice qui vise à faire advancer un enjeu social, à changer la loi ou à changer les politiques publiques. Il a fait une demande formelle en mon nom en vertu de la loi sur l'accès aux documents administratifs, qui oblige les administrations à communiquer leurs documents administratifs au public. Nous avons demandé des copies des documents relatifs à la politique du musée, une liste des fichiers scannés en 3D qu'il détient, ainsi que les fichiers scannés eux-mêmes.
Le musée Rodin ayant refusé de fournir quelque document que ce soit, nous avons saisi la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA), l'organisme indépendant du gouvernement français que les administrations et les juridictions peuvent solliciter pour son analyse juridique des questions relatives à l'accès du public aux documents administratifs et à leur réutilisation. La CADA n'avait jamais été saisie dans le cadre d'un litige relatif à la numérisation 3D. Elle a fait droit à ma demande de copie des numérisations du musée Rodin, estimant pour la première fois que les numérisations 3D d'organismes publics sont des documents administratifs et doivent, conformément à la loi, être mises à la disposition du public.
À la lumière de l'analyse juridique du gouvernement, le musée Rodin a confié au ministère — par écrit — son intention de défier la loi et sa crainte que je l'assigne en justice et que je fasse connaître sa position au public.
En 2019, nous avons intenté une action contre le musée devant le Tribunal administratif de Paris, demandant au tribunal d'annuler les refus du musée et de l'obliger à rendre ses scans disponible au public. Les organisations de défense de la culture ouverte et des droits numériques Communia, La Quadrature du Net, et Wikimédia France se sont jointes à moi en tant que co-plaignants pour soutenir notre affaire. Nous étions tous représentés par Fitzjean Ó Cobhthaigh.
Une victoire tranquille
Après plus de trois ans de litige et d'efforts désespérés du musée Rodin pour se soustraire à la loi, le Tribunal administratif de Paris a rendu en avril 2023 une décision historique qui fera jurisprudence. Il a ordonné au prestigieux musée de rendre accessibles au public plusieurs de ses scans 3D, parmi lesquels on compte certaines des sculptures les plus célébrées au monde, notamment Le Penseur, Le Baiser, et La Porte de l’Enfer. La décision du Tribunal administratif du 21 avril 2023 est disponible ici.
Notre victoire a de vastes implications pour l’accès du public et la réutilisation des numérisations d’œuvres importantes du patrimoine culturel partout en France et dans le monde.
Naturellement, nous voulions rendre publique la décision du tribunal de 2023 à ce moment-là mais pour des raisons stratégiques j'ai gardé le silence, notre victoire n’étant pas complète. Malgré les décisions importantes affirmant le droit du public à accéder aux scans 3D, le tribunal s’est également prononcé contre nous sur plusieurs questions connexes avec un raisonnement qui, s’il n’est pas contesté, menace de largement porter atteinte à la loi française sur la liberté d’accès aux documents administratifs et permettrait au gouvernement de dissimuler au public un type spécifique de document important, sur lequel nous reviendrons.
Lorsque le tribunal a rendu sa décision, Fitzjean Ó Cobhthaigh et moi avons gardé notre silence pour ne pas avertir le gouvernement de notre intention de contester les parties erronées de la décision. Nous voulions aussi observer tranquillement le passage du délai du musée Rodin sans qu’il fasse appel. Dans les mois qui ont suivi la décision du tribunal d’avril 2023, Fitzjean et moi avons passé d’innombrables heures à faire tranquillement des recherches, à recueillir des témoignages d’experts et à préparer une analyse et une présentation d’appel contestant les erreurs juridiques et procédurales commises par le tribunal inférieur. Nous avons engagé les collègues de Fitzjean à la SCP Marlange - de La Burgade, avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour nous assister et présenter notre dossier à la cour. Nous avons déposé notre mémoire au Conseil d'État le 1er décembre 2023, pour qu'il étudie l'admission du pourvoi avant d'accepter notre dossier à l'instruction.
Porte-parole involontaire du musée Rodin et du Ministère de la Culture
Depuis le début de cet effort de sept ans, jusqu'à aujourd'hui, le musée Rodin a refusé de faire tout commentaire à la presse sur sa politique d'accès secrète, ou sa défense juridique. En effet, les administrateurs du musée ont discrètement transféré leurs communications avec la presse, leurs décisions politiques et leurs responsabilités juridiques à moi, à mon avocat, à mes co-plaignants et au tribunal, tout en faisant tous les efforts possibles pour se soustraire à la loi. Cependant, en coulisses, au tribunal et dans ses communications avec d'autres branches du gouvernement, le musée Rodin a menti sans relâche, mentant au Ministère de la Culture, au gouvernement, au tribunal et au public qu'il est censé servir.
Maintenant que nous avons contesté les erreurs du tribunal de première instance, et en attendant une réponse du Ministère de la Culture et de son mandataire, le musée Rodin, je peux enfin rendre compte de nos importantes réalisations devant le tribunal et exposer les tactiques trompeuses du musée, qui devraient intéresser les décideurs politiques et les professionnels du secteur du patrimoine culturel et du marché de l’art, ainsi que les défenseurs du libre accès, les archivistes, les éducateurs et le public amateur d’art.
Je peux aussi désormais parler au public des erreurs et du défaut de compréhension technique du tribunal, et les dangers qu'ils présentent. Ce qui est actuellement en jeu dans mon appel devant le Conseil d’État devrait intéresser particulièrement les scientifiques, les chercheurs, les citoyens militants, les journalistes d’investigation et les organisations de surveillance gouvernementales et indépendantes.
La tactique du musée Rodin, la décision et les ordonnances du Tribunal administratif de Paris
Nous avons dû lutter contre les évasions constantes, les retards, les tromperies et les plaidoyers anarchiques du musée pour chaque question juridique que nous avons gagnée. Je présente ci-dessous les conclusions des trois juges et leurs effets, ainsi que certaines des manœuvres juridiques et extralégales infructueuses du musée Rodin et la manière dont nous les avons contrées. J’espère que ce résumé sera utile à d’autres dans leur efforts pour accéder à des documents de toute nature provenant d’agences administratives tout aussi peu coopératives et hostiles.
Droit moral
Nous avons définitivement détruit le droit moral comme barrière juridique à l’accès du public et à la réutilisation des documents administratifs et des scans 3D d’œuvres du patrimoine culturel relevant du domaine public. C’est une réussite incroyable en soi : personne au monde ne peut prétendre davantage aux protections et privilèges juridiques du droit moral que le musée Rodin, l'une des successions d'artistes du domaine public les plus actives, les plus puissantes, les plus reconnaissables et les plus prestigieuses au monde. Le musée n’a eu de cesse de rappeler au tribunal qu’il ést le bénéficiaire légal, désigné par l’État, de la succession d’Auguste Rodin et de ses droits moraux perpétuels, qui comprennent le droit d’attribution et le droit de protéger l’intégrité des œuvres d’un auteur. Par un acte sensationnaliste et de dramatisation, le musée Rodin a notamment soumis en preuve la donation manuscrite de Rodin de sa succession à l’État français en 1916. Pourtant, le tribunal a considéré à juste titre que le droit moral est totalement sans rapport avec le droit du public à accéder et réutiliser des œuvres dont les droits d’auteur ont expiré et qui sont entrées dans le domaine public. Cet élément de la décision du tribunal met à mal les hésitations et parfois, les faux prétextes invoqués par d’innombrables organisations concernant l’accès du public aux scans des œuvres du domaine public, parfois vaguement justifiées par le respect des successions des artistes et les revendications mal comprises, presque mystiques, du droit moral. Des institutions comme le Baltimore Museum of Art, par exemple, jusqu'à présent trop timide pour publier son propre scan 3D du Penseur par crainte infondée de violer les droits moraux du musée Rodin, feraient bien d'en prendre note.
Concurrence, contrefaçon, et chiffre d’affaires
Le musée Rodin a fait valoir que l'accès du public à ses scans 3D aurait des « conséquences désastreuses » pour tous les musées nationaux français en soumettant les recettes de leur boutique de souvenirs et de leurs ventes d'œuvres d'art à une concurrence déloyale de la part du public, et que leurs scans faciliteraient la contrefaçon criminelle. Le tribunal a jugé que les revenus du musée, son modèle économique et les menaces supposées de la concurrence et de la contrefaçon n'étaient pas pertinents au regard du droit du public d'accéder à ses numérisations, un rejet spectaculaire de la position défendue par le musée, qui rend tout à fait clair le droit du public d'accéder aux œuvres du domaine public et de les réutiliser. Cet élément de la décision neutralise les perpétuels plaidoyers invoquant l'indigence des agences administratives et nie leur capacité à retenir des documents et des numérisations du patrimoine culturel sur la base d'une mauvaise utilisation potentielle par le public — y compris une mauvaise utilisation criminelle potentielle par la personne qui demande l'accès. Sur ce point, la Cour a fait écho à l'objection exacte que j'ai faite au directeur du musée Rodin de l'époque lors de mes toutes premières demandes au musée : les tribunaux, et non les agences administratives ou les musées, jugent les crimes et seulement après qu'un crime a été allégué, pas à l'avance.
Le secret d’affaires contesté par des preuves secrètes
Le tribunal a noté que le musée Rodin avait manifestement créé ses numérisations 3D dans le cadre de sa mission de service public visant à diffuser les œuvres de Rodin et a jugé que le musée ne pouvait pas les retenir au motif qu'elles dévoileraient des secrets des affaires liés à ses activités commerciales. Ironie du sort, les juges se sont spécifiquement opposés à la revendication du secret des affaires du musée en citant ses demandes de financement de la numérisation 3D auprès du Ministère de la Culture, dans lesquelles le musée stipulait son engagement à publier ses scans. Le musée avait tenté de nous cacher, ainsi qu'au tribunal, ces demandes de financement, affirmant au tribunal qu'elles n'existaient pas. Cependant, au cours du procès, nous avons obtenu ces demandes en forçant une demande de documents parallèles directement auprès du Ministère de la Culture — ce que le musée a qualifié de « manœuvre grossière » — exposant ainsi la tromperie du musée et blessant gravement la défense sur cette question cruciale. La défaite de la défense du secret des affaires du musée réduit considérablement la portée de cette exception légale au droit du public d'accéder aux scans 3D et à d'autres documents administratifs, dont d'autres organisations puissantes du patrimoine culturel pourraient probablement tenter de faire un usage abusif dans des cas similaires.
Des documents publics cachés en format fermé
Le tribunal a rejeté l’argument du musée Rodin selon lequel il ne pouvait pas publier plusieurs documents scannés en 3D car ils étaient dans un format fermé dont l’ouverture nécessitait un logiciel tiers. En avançant cette défense absurde, le musée a révélé son hostilité totale à la transparence publique, proposant imprudemment une large exception au droit du public d’accéder aux documents administratifs, qui rendrait les dispositions de la loi sur le droit d'accès aux documents parfaitement inexploitables par le public. Imaginez les dommages causés à la transparence publique si le gouvernement pouvait légalement cacher ses documents embarrassants simplement en les conservant dans des des formats fermés dont l'ouverture nécessiterait un logiciel propriétaire. Le tribunal a rejeté l’argument du musée et lui a spécifiquement ordonné de rendre ces mêmes fichiers 3D exclusifs accessibles au public.
Scans originaux et formats d'impression 3D
Au cours du procès, le musée Rodin a tenté de neutraliser un élément de notre dossier en publiant discrètement un petit ensemble de scans 3D sur son site web, dont Le baiser et Le Sommeil, dans l'espoir de les retirer du litige et d'éviter spécifiquement une décision sur la communicabilité des fichiers 3D au format .STL, couramment utilisé dans les applications d'impression 3D. Mais dans une bévue stratégique, le musée n'a pu s'empêcher d'éditer ces quelques fichiers avant de les publier. Nous avons alerté le tribunal de ces modifications, et le tribunal a statué non seulement que les fichiers .STL sont des documents administratifs communicables, mais aussi que la loi impose au musée de communiquer ses documents numérisés originaux et non altérés.
Contre-mesures anti-contrefaçon et manipulation politique
Le musée Rodin a déclaré au tribunal que tous de ses autres fichiers numérisés en 3D étaient « inachevés » — et pouvaient donc légalement être refusés au public — parce qu’ils n’avaient pas été modifiés pour inclure des inscriptions indélébiles de “Reproduction” sur les surfaces numériques numérisées des sculptures. Ils ont fait valoir que la loi contre la contrefaçon exigeait la présence telles marques pour empêcher que des répliques soient présentées à tort comme des originaux et que, sans elles, un document numérique scanné en 3D constituerait en soi une contrefaçon criminelle. Ces affirmations n'ont évidemment aucun sens, non seulement parce qu'il est évident que personne ne peut confondre un fichier numérique avec un artefact physique, mais aussi parce que vandaliser un scan en y gravant numériquement le mot “Reproduction” serait en totale contradiction avec les pratiques de numérisation dans les contextes de recherche, de conservation et de patrimoine culturel, où la fidélité au sujet original est primordiale.
En ce qui concerne l'obligation légale supposée d'apposer la mention “Reproduction” sur les scans 3D, le musée n'a rien pu citer hormis les orientations politiques du Ministère de la Culture, commodément rassemblées dans une « Charte des bonnes pratiques en matière d’impression 3D » élaborée par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) du ministère. Quelques années auparavant, lorsque j'avais appris que le musée lui-même contribuait aux recommandations politiques du CSPLA, j'avais alerté le CSPLA et objecté au conflit d'intérêts évident du musée, avertissant que le musée tenterait de proposer des politiques conçues spécifiquement pour s'opposer rétroactivement à mes demandes d’accès. Plus tard, comme prévu, lors du procès, le musée Rodin a cité la « charte » du CSPLA et l’a présentée comme preuve à l’appui de l’idée selon laquelle des marques de “Reproduction” sont nécessaires sur les scans 3D. Le musée a soumis ces preuves sans révéler au tribunal qu’il était lui-même partie prenante de la rédaction ces directives intéressées — manifestement inapplicables et, franchement, absurdes.
Le tribunal a totalement rejeté les allégations du musée Rodin concernant les inscriptions de “Reproduction” sur les scans, faisant écho à mes avertissements antérieurs adressés au CSPLA, notant spécifiquement que les recommandations politiques du ministère n’étaient pas pertinentes car elles avaient été émises des années après l’achèvement des numérisations et ne pouvaient pas être appliquées de manière rétroactive.
Scans imparfaits et de mauvaise qualité, incompétence technologique, et preuves obtenues à Londres
Le musée Rodin a également fait valoir que nombre de ses documents numérisés étaient incomplets et donc non communicables parce qu'au format texte et présentant des lacunes dans leurs mesures de surface là où les sculptures n'ont pas été numérisées dans leur intégralité et sont généralement de très mauvaise qualité.
Étonnamment, le musée a également fait valoir que ces documents numérisés n’étaient pas communicables parce qu’ils sont soi-disant inutilisables — d’après l’aveu anonyme des consultants techniques du musée, qui ont affirmé ne pas savoir comment les utiliser. Un étonnant ensemble de plaidoiries : imaginez le raisonnement qu'implique l'argument selon lequel des documents peuvent être cachés au public parce qu'ils se trouvent dans un format texte universellement accessible, ou parce que l'agence administrative qui les détient est trop incompétente pour les utiliser.
En réponse aux affirmations technologiques absurdes du musée, nous avons soumis le témoignage de l'expert et véritable sommité, le professeur Michael Kazhdan, professeur titulaire d'infographie au département d'informatique de l'Université Johns Hopkins, et co-développeur de l'algorithme de reconstruction de surface de Poisson (Poisson surface reconstruction), utilisé dans le monde entier dans l’analyse des données de numérisation 3D. Le professeur Kazhdan a expliqué au tribunal que les documents au format texte brut sont fondamentalement bien adaptés à la préservation des données numérisées, et que ces documents sont facilement exploitables par les experts et les amateurs. Il a également expliqué que les espaces dans les surfaces numérisées sont un phénomène normal, attendu et omniprésent dans la numérisation 3D et ne sont pas considérés comme rendant un document numérisé "incomplet" ou inutilisable.
Nous avons également soumis le témoignage de l'artiste et expert en numérisation 3D Ghislain Moret de Rocheprise, qui a expliqué que le format texte est le format exact recommandé par le Ministère de la Culture lui-même pour les documents numérisés en 3D, et qu’il s’agit du format couramment utilisé par le grand public ainsi que par l'industrie et le gouvernement précisément parce qu'il est ouvert, non propriétaire et facilement conservable et accessible.
Sur la question de l’inutilité supposée des scans 3D dits incomplets, nous avons également soumis comme preuve une correspondance datant de 2020 entre le musée Rodin et le musée Tate de Londres, que j’ai obtenue via une demande distincte relevant de la loi britannique du Freedom of Information Act adressée à la Tate. Dans cette correspondance, la Tate demandait l'autorisation de numériser en 3D plusieurs sculptures prêtées par le musée Rodin, afin que la Tate puisse créer des rendus numériques des œuvres à utiliser dans une vidéo promotionnelle. Le musée Rodin a accordé cette autorisation à la Tate à la condition expresse que les sculptures ne soient pas numérisées dans leur intégralité. Cela contredit directement la position du musée Rodin devant le tribunal, démontrant qu’il reconnaît pleinement l’utilité des scans dits « incomplets ». Le traitement préférentiel accordé par le musée Rodin à la Tate de Londres a également révélé qu’il comprend parfaitement qu’il n’existe aucune obligation légale d’apposer la marque “Reproduction” sur les scans 3D des œuvres de Rodin.
Après avoir évalué nos preuves et les affirmations étranges du musée, le tribunal a déterminé que le musée Rodin ne peut se soustraire à son obligation de communiquer les scans 3D ni en prétendant qu'ils excluent des parties des sujets numérisés ou sont de mauvaise qualité ni en invoquant son incompétence technologique à les utiliser.
Des marques déposées jugées sans rapport avec l'objet du litige
Le tribunal a considéré que les marques déposées du musée Rodin dans le nom « Rodin » n’avait aucun rapport avec la diffusion des scans 3D, malgré les plaidoiries répétées du musée. Cette décision contribuera à empêcher d’autres organisations de bloquer l’accès du public aux œuvres d’art en apposant leurs marques sur des scans et des répliques physiques d’œuvres du domaine public.
L’invocation du secret professionnel de l'avocat rejetée
Le musée Rodin avait initialement assuré à la CADA qu’il donnerait suite à ma demande de correspondance interne au musée relatant mes premières demandes au musée. Cependant, lors du procès, le musée est revenu sur sa position et a tenté de me cacher ces documents en invoquant de manière abusive et rétroactive le secret professionnel de l'avocat, une tactique que les judges a rejetée. Le tribunal a ordonné au musée Rodin de me communiquer ses premières délibérations internes sur mes premières enquêtes.
Des tactiques d'intimidation infructueuses
Avant que je porte plainte, dans une correspondance entre le musée Rodin et le Ministère de la Culture — que le musée a révélée par erreur lors du procès — le directeur du musée de l'époque demandait au ministère des conseils sur la manière dont le musée devait répondre à mes demandes et justifier ses refus. Le ministère a alors refusé de donner des conseils au musée, soulignant qu'il avait lui-même besoin de clarifications de la part du tribunal à la suite de ma probable action en justice. Malgré cela, et bien que le musée Rodin n'ait fait plusieurs concessions à mon égard au cours du procès et a reconnu qu'il le faisait en conséquence directe de mon action en justice, le musée a néanmoins demandé au tribunal de me condamner à payer sa défense juridique, et ils ont réclamé un montant dix fois supérieur à ce qui est habituellement pratiqué dans ce type de procédure : 15 000 €. Cette manœuvre était clairement destinée à me pénaliser et à m'intimider, ainsi qu'à décourager les futurs requérants de défendre les droits du public.
Non seulement le tribunal a rejeté cette demande abusive, mais les juges ont condamné le musée Rodin à me verser 1 500 € au titre des dépenses que j’ai engagées pour intenter cette action contre le musée. Même s’il s’agit d’une très petite somme symbolique eu égard au temps et aux efforts que mon avocat et moi-même avons consacrés à cette action, nous sommes contents que le tribunal reconnaisse la légitimité et la nécessité de nos efforts.
Une victoire importante, malgré le mépris des décisions de justice
A l’heure où j’écris ces lignes, plus d’une anée après le délai fixé par le tribunal pour me communiquer ses scans et documents connexes, le musée Rodin ne s’est toujours pas conformé : aucun document n’a été publié, ni le moindre document ne m’a été envoyé, et pas non plus de compensation symbolique. Le musée a apparemment décidé d'aggraver son incurie en défiant la décision du tribunal, peut-être dans l'intention d'épuiser mes ressources très limitées en nous forçant à les ramener à nouveau devant le tribunal pour obtenir une autre ordonnance à leur encontre, pour qu'ils se conforment effectivement à la loi.
Néanmoins, dans l’ensemble, la décision du tribunal équivaut à un rejet complet de tous les arguments contre l’accès du public qui reposaient sur l’identité du musée, son droit moral, son modèle économique, ses sensibilités culturelles et patrimoniales, son prestige institutionnel et sa mystique romantique. Nous y sommes parvenus malgré les fausses alertes du musée concernant une menace existentielle pour tous les musées nationaux français, et nous l’avons fait avec un plaignant étranger, moi-même. Le musée Rodin m’a dépeint comme un concurrent commercial direct, insinuant même à plusieurs reprises que j’aurais des intentions criminelles ; une notion que nous n’avons même pas créditée d’un déni. L’ensemble de notre approche et de la formulation de l’affaire, tout comme la décision qui en a résulté, éliminent les objections les plus fortes, les plus sensationnelles — et les plus ridicules — du gouvernement à l’accès du public aux numérisations d’œuvres d’art du domaine public.
Nous avons établi la base juridique la plus solide jamais vue pour l’accès public et la réutilisation des numérisations d’œuvres du domaine public, dans les circonstances les plus difficiles possibles, contre un adversaire extrêmement bien placé. Cette décision est une réalisation importante qui contribuera à tous les autres combats pour l'accès du public aux œuvres du patrimoine culturel en France et au-delà.
C’est une victoire pour le libre accès.
Les erreurs et la confusion du tribunal
Toutefois, outre les précédents importants décrits ci-dessus, le tribunal a commis plusieurs erreurs juridiques et procédurales graves que Fitzjean Ó Cobhthaigh et moi-même nous sentons obligés de corriger. Si ces erreurs devaient perdurer, elles affaibliront le droit du public d’accéder aux documents administratifs en général et permettront notamment au gouvernement de dissimuler toute une catégorie de documents extrêmement importante. Les erreurs du tribunal constituent un danger pour le public bien au-delà de la question de l’accès aux simples scans 3D des collections des musées.
Une liste imaginaire de fichiers
Dès le début, j’avais demandé au musée Rodin de me communiquer la liste des fichiers scannés 3D en sa possession, parmi lesquels des scans d’œuvres provenant des collections d’autres organismes. Après analyse, la CADA a validé ma demande, rappelant que la loi oblige le musée à fournir au public une telle liste, quand bien même elle n'existerait pas, et qu'elle devrait alors être produite sur demande. En réponse, le musée a non seulement nié détenir des scans provenant d’autres organisations, mais il a catégoriquement déclaré à la CADA — par écrit mais sans aucune justification — qu’il ne me donnerait tout simplement pas la liste des fichiers scannés qu’il détenait. Au tribunal, il n'a jamais défendu cette position illégale.
Au lieu de cela, le musée Rodin a fourni au cours du procès deux inventaires incomplets, imprécis et contradictoires, non pas de fichiers, mais de quelques sculptures qu'il reconnaît avoir scannés et de descriptions partielles et imprécises de leurs formats de fichiers. Dans le même temps, le musée n'a pas hésité à se plaindre au tribunal que nos demandes de documents manquaient de précision — alors même qu’il nous était impossible de deviner les fichiers exacts qu'il détenait.
Nous avons insisté à plusieurs reprises auprès du tribunal pour qu'il reconnaisse que le musée n'avait en fait jamais fourni une simple liste de fichiers et qu'il n'avait jamais identifié un seul fichier scanné par son nom réel.
Le tribunal a néanmoins estimé que ma demande de liste de fichiers était devenue sans objet parce que le musée en avait fourni une lors du procès, ce qui, encore une fois, n’a tout simplement jamais été fait.
À ce jour le tribunal lui-même n’a aucune idée des fichiers numérisés en 3D que possède le musée ni de ce qu’il a spécifiquement ordonné au musée de communiquer, et le public ne peut que le deviner. C’est une situation pour le moins déroutante.
Les Trois Ombres disparaissent
Dans son premier mémoire en défense, le musée Rodin a confirmé détenir des scans 3D de plusieurs sculptures, dont Le Baiser, Le Sommeil, et Les Trois Ombres. Il a spécifiquement indiqué au tribunal qu'il publierait ces trois scans afin de neutraliser des éléments de mon procès. Alors qu'il a finalement publié, de manière inappropriée, des versions éditées du Baiser et du Sommeil, il n'a rien publié pour Les Trois Ombres.
Nous avons non seulement alerté le tribunal sur le fait que le musée Rodin n'avait pas publié le scan des Trois Ombres, mais nous avons également été en mesure de localiser et de présenter au tribunal la preuve photographique que le musée avait effectivement scanné la sculpture.
Dans son deuxième mémoire en défense, le musée a répondu à contrecœur qu'en 2008, il avait coopéré avec plusieurs organisations pour scanner en 3D un moulage en plâtre des Trois Ombres appartenant au Fonds national d'art contemporain (FNAC) et déposé au musée des Beaux-Arts de Quimper depuis 1914, avant la mort d'Auguste Rodin et avant même la création du musée Rodin. Le musée Rodin a expliqué au tribunal qu'il avait promis par erreur de publier un scan des Trois Ombres pour se rendre compte plus tard qu'il ne disposait pas d'un scan de son propre moulage des Trois Ombres. Visiblement inquiet d'avoir accidentellement confirmé la détention de scans d'autres collections après l’avoir farouchement nié, le musée s’est réfugié dans un silence maladroit pour tenter de défaire son erreur.
Le musée Rodin n'a jamais laissé entendre qu'il y avait eu des problèmes techniques lors de la numérisation des Trois Ombres de la FNAC. Il n’a jamais laissé entendre qu’il ne pouvait pas localiser le fichier de numérisation. Il n’a jamais prétendu que le scan n’existait pas et n’a jamais nié sa possession. Les Trois Ombres a tout simplement disparu des arguments de la défense du musée Rodin, et pour une raison quelconque, le tribunal a pris sur lui d’imaginer une explication à cette disparition.
Étonnamment, dans sa décision écrite, le tribunal a jugé que ma demande de scan des Trois Ombres était sans objet car, selon les propres mots des juges, « le musée Rodin soutient finalement qu’il ressort de ses recherches qu’il n’a pas procédé à la digitalisation des Trois Ombres en raison de difficultés techniques. Dans ces conditions, aucun fichier ne peut en être communiqué. »
Rien d’étonnant à ce que Les Trois Ombres se dressent au sommet de La porte de l’Enfer. La mauvaise gestion par le tribunal d’une simple liste de fichiers et du cas des Trois Ombres, à eux deux, condamnerait le droit du public à accéder aux documents administratifs à un destin sans espoir. Si d'un côté le tribunal peut attribuer à une agence administrative l'identification de fichiers qu'elle n'a jamais identifiés, et de l'autre, conclure à tort que d'autres fichiers n'ont jamais existé — sans même que l'agence ne le prétende et malgré ses propres déclarations et preuves indépendantes du contraire — le gouvernement pourrait dissimuler tous les documents qu'il souhaite, simplement en faisant preuve de négligence stratégique dans ses déclarations au tribunal, rendant la loi sur l'accès aux documents administratifs complètement dysfonctionnelle.
Le potentiel de préjudice de ces erreurs ne doit pas être sous-estimé, car il est décuplé par la confusion supplémentaire de la cour concernant un type de document couramment utilisé pour enregistrer et conserver des mesures en 3D : les nuages de points. Il n'est pas exagéré de dire que les documents et les données à risque concernent — au minimum — l'ensemble du territoire national français.
À risque : tout ce qui est documenté en nuages de points
Comme nous l’avons soigneusement expliqué au tribunal, lorsqu’un sujet est numérisé en 3D, l’équipement de numérisation prend des mesures de plusieurs millions, parfois de milliards, de points sur la surface du sujet. Un document appelé nuage de points est enregistré, qui enregistre les positions X, Y et Z de chaque point mesuré par rapport au scanner. Parfois, ils enregistrent également les données de couleur et d’autres propriétés. Les documents en nuages de points constituent un témoignage principal et fondamental métrologique d’enregistrements qui archivent les résultats des relevés par scan 3D. Ce sont les documents essentiels à partir desquels découlent toutes les analyses et compréhensions et font généralement partie des livrables les plus importants que les prestataires de services de numérisation produisent pour leurs clients — qu’ils soient privés ou publics.
En raison de leur importance, les nuages de points sont fréquemment enregistrés dans des formats de texte brut tels que .ASCII et .OBJ et .TXT afin de garantir qu'ils restent libres de droits ("open source"), facilement accessibles et bien conservés pour les générations futures. N'importe qui peut ouvrir un document nuage de points au format texte dans un logiciel d'édition de texte et en afficher les valeurs numériques simple enregistrées. Les documents en nuages de points, bien entendu, sont directement exploitables avec des logiciels 3D et des outils de visualisation simples sur navigateur Web qui peuvent les lire facilement et immédiatement et afficher des visualisations, des environnements et reconstructions numériques 3D, ainsi que des analyses précises du sujet numérisé. C'est précisément pour ces raisons que le Ministère de la Culture recommande lui-même de conserver et de publier les données numérisées sous forme de nuages de points au format texte ouvert, et c'est aussi la raison pour laquelle le musée Rodin a initialement accepté de créer et de publier des nuages de points au format texte dans ses demandes de financement de numérisation auprès du ministère il y a tant d'années.
Qu’est-ce qui est réellement en danger ici ?
Notre cas concerne les scans de sculptures conservés au musée Rodin — peut-être quelques dizaines, peut-être des centaines ; le nombre n'est pas clair — mais la Tribunal administratif de Paris semble ignorer que la numérisation en 3D ne se limite évidemment pas à la sculpture ou au secteur du patrimoine culturel. Les documents "point-cloud" sont utilisés pour enregistrer et préserver des informations sur tout type de sujet digne d'être scanné, dans d'innombrables secteurs importants présentant un grand intérêt pour le public.
L’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), notamment, entreprend par exemple une ambitieuse étude aérienne par scan 3D de « l’ensemble des sols et sous-sols de France ». Les forêts, les terres agricoles, les côtes, les routes, les infrastructures civiles et des villes entières — l’ensemble de l’environnement bâti et naturel — sont numérisés en 3D et enregistrés dans des documents en nuages de points.
Selon l’IGN, des milliards de points de données 3D sont collectés « pour répondre aux grands enjeux de société » et « l’ensemble des données acquises et produites dans le cadre du programme (nuages de points bruts et classés, produits dérivés) est diffusé en open data (licence ouverte Etalab 2.0) ». Les documents en nuages de points de l’IGN sont destinés à être utilisés pour la surveillance de l'environnement, la gestion des risques, la sylviculture et l'agriculture, la surveillance de la biodiversité, la planification municipale et des infrastructures, l'archéologie, et tout ce que le public souhaite en faire, y compris des utilisations que nous n'avons pas encore inventées.
Les documents en nuages de points sont également utilisés dans des cas spécifiques que nous ne pouvons pas prévoir, notamment l'évaluation de sites sinistrés, de scènes de crime et d'accidents industriels. Par exemple, les nuages de points de Notre-Dame de Paris issus des relevés 3D réalisés avant l'incendie de 2019 sont désormais indispensables à sa restauration en cours.
Une décision floue sur des documents simples
Dans notre cas, le Tribunal administratif de Paris semble avoir ignoré ces faits incontestables et les avis de nos experts sur le rôle, l’utilité, l’accessibilité universelle, l’exploitabilité directe et l’importance des documents en nuages de points. Il a également ignoré notre demande d'entreprendre sa propre enquête pour mieux s'informer et comprendre la technologie et ses enjeux.
Au lieu de cela, le tribunal semble s’être laissé tromper par les déclarations infondées et contradictoires des consultants techniques anonymes et de leur propre aveu, incompétents, du musée Rodin.
Le tribunal a exprimé sa profonde incompréhension de la technologie et de la nature des documents en nuage de points en expliquant qu'ils peuvent être refusés au public parce qu'ils ne sont pas directement utiles en eux-mêmes, « mais constituent seulement le matériau brut nécessaire à la production ultérieure de documents. »
Le tribunal ne s’est pas contenté de s’en remettre aux caractérisations techniques trompeuses du musée, il a fait quelque chose de bien plus étrange et inquiétant. De sa propre initiative, le tribunal a statué que, puisqu'ils contiennent des données brutes non éditées, tout document contenant des nuages de points — en tant que catégorie entière de documents — peut être refusé au public parce que, selon les termes du tribunal, il « ne révèle aucune intention de la part de l’administration ».
Pire : lors du procès, le musée Rodin lui-même n'a suggéré aucun de ces étranges arguments techniques et juridiques, ils ne sont apparus pour la première fois que dans la décision écrite finale des juges. Mon avocat et moi n’avons jamais eu l’occasion de faire remarquer au tribunal que son raisonnement n’avait aucun fondement dans la loi, selon laquelle les « intentions » d’une administration ne sont pas pertinentes pour la communicabilité de ses documents. Nous n'avons pas non plus pu rappeler gentiment au tribunal que ses affirmations factuelles étaient fausses et totalement en contradiction avec les pratiques et le consensus en matière de numérisation 3D et de traitement des données 3D dans le domaine du patrimoine culturel, dans l'industrie, chez les amateurs, ainsi qu'avec les propres recommandations du gouvernement en matière de conservation et de diffusion des données 3D.
Les erreurs juridiques et technologiques du tribunal sur la seule question des nuages de points constituent, à elles seules, une menace pour l’accès du public à des millions de documents contenant des pétaoctets de données provenant d'études 3D financées par le gouvernement, et portant sur l'environnement, les océans, l'atmosphère, les forêts, les plaines inondables, les terres agricoles, l'architecture, les villes, les infrastructures civiles et les sites archéologiques, ainsi que les numérisations 3D primaires d'archives à la plus haute résolution des œuvres du patrimoine culturel.
En vertu de la décision du tribunal, les documents en nuages de points financés par des fonds publics, tels que ceux produits par l’IGN et d’autres pourraient légalement être entièrement cachés au public. Ou bien, à la discrétion du gouvernement, on pourrait choisir d'accorder au public l'accès à ces documents seulement après qu'ils aient été traités, affinés ou édités pour tenir compte des intérêts commerciaux du gouvernement, ou de ceux de prestataires de service privés, voire même des sensibilités politiques, sans aucun recours juridique pour le public d'examiner directement les documents des nuages de points originaux et non modifiés.
En ce qui concerne les seuls nuages de points, les erreurs du tribunal menacent immédiatement de bloquer d’importants développements technologiques, d’entraver la recherche scientifique et la transparence, et d’obscurcir et d’entraver la surveillance des infrastructures et de l’environnement par les scientifiques, les journalistes et le grand public.
Je ne peux qu’imaginer et espérer que le tribunal n’était tout simplement pas conscient de l’ampleur et du degré de préjudice que ces éléments hautement irréguliers de sa décision causeraient. Ils sont dangereux.
Notre appel et l’avenir du droit d’accès aux documents publics
Le Conseil d'État a terminé son examen préliminaire de notre recours et l'a accepté le 17 avril 2024 et a transmis notre mémoire au musée Rodin et au Ministère de la Culture. La Cour leur a donné deux mois pour présenter leur défense, un délai qu'ils ont, à l'heure où nous écrivons ces lignes, dépassé de plus de trois mois. Vous pouvez lire notre mémoire ici, mais il est peu probable que le musée et le ministère publient leur défense ou sollicitent l'avis du public lors de sa rédaction.
Notre mémoire explique point par point les graves erreurs juridiques et procédurales du tribunal et démontre sans ambiguïté l’évidente et profonde incompréhension technologique de la juridiction inférieure à l’égard des documents en nuage de points.
L’enjeu dépasse désormais largement l’accès public aux scans 3D de quelques sculptures populaires, ou la préservation du modèle économique archaïque d’un musée intransigeant. Un seul musée pourrait avoir des administrateurs anarchiques et réactionnaires opposés à la surveillance publique et à l’accès du public, sans vision ni planification pour l’avenir ni innovation dans le domaine des arts, et les dommages pourraient être raisonnablement limités à la perte de numérisations de sa propre collection. Mais avec ses arguments trompeurs, ses tactiques imprudentes et l'approbation du Ministère de la Culture, le musée Rodin a réussi à détourner l'attention du tribunal et à le désorienter, ce qui pourrait avoir des conséquences dangereuses à une échelle bien plus grande.
Le public et le Conseil d’État doivent comprendre que le raisonnement du tribunal porterait fondamentalement atteinte au droit du public d’accéder aux documents administratifs, et entrave sa capacité à contrôler les activités du gouvernement et à participer à la recherche et au développement dans de nombreux secteurs. Les erreurs des tribunaux inférieurs soumettraient le droit du public à accéder aux documents administratifs aux caprices arbitraires des administrations qui pourraient simplement cacher, obscurcir ou déformer leurs avoirs et leurs « intentions » concernant les documents afin de bloquer l’enquête publique. La décision du tribunal créerait également un précédent permettant aux tribunaux régionaux d'inventer simplement leurs propres normes juridiques au cas par cas, sur la base d'une méconnaissance totale des technologies établies et émergentes, sans donner aux justiciables ou au public la possibilité de répondre.
Tous ces dégâts publics sont dus au fait que le musée Rodin veut fonctionner comme un atelier privé avec un monopole pour servir exclusivement et pour toujours la succession d’un artiste mort depuis longtemps et ses riches collectionneurs. Plutôt que d'embrasser l'avenir et de permettre au public d'accéder à leurs numérisations 3D du patrimoine culturel public, le musée Rodin et le Ministère de la Culture ont créé un écran de fumée d'absurdités juridiques et technologiques et déclenché un incendie qui menace nos ressources communes dans l'ensemble du paysage numérique.
Les éléments constructifs et légaux de la décision du tribunal de Paris seront essentiels pour garantir l'accès à d'innombrables et importantes numérisations 3D des musées nationaux français. Ils contribueront aux efforts déployés par d'autres pour moderniser les politiques et établir l'accès public aux numérisations dans les institutions publiques à travers l'Europe. Nous devrions tous nous réjouir de découvrir ce que le public créera dans le plein exercice de ses droits nouvellement clarifiés. Notre société dans son ensemble se verra enrichie des créations du public et de la pleine utilisation des numérisations en 3D de notre patrimoine culturel commun.
Mais il faut d'abord que le Conseil d'État éteigne l'incendie déclenché par le musée Rodin et le Ministère de la Culture.
Cosmo Wenman est un activiste du libre accès et un consultant en conception et fabrication. Il vit à San Diego, Californie. Il est joignable sur son site, cosmowenman.com et twitter.com/CosmoWenman
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Pierre.Vigneron@rmngp.fr
agence.photo@grandpalaisrmn.fr
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References
Conseil 20190026 de la CADA :
https://cada.data.gouv.fr/20190026/
Avis 20192300 de la CADA :
https://cada.data.gouv.fr/20192300/
La décision du Tribunal administratif de Paris du 21 avril 2023 :
https://cosmowenman.files.wordpress.com/2024/03/20230421-cosmo-wenman-vs-musee-rodin-decision-administrative-tribunal-of-paris_fr_en.pdf
L’appel de Wenman au Conseil d'État du 1 decémbre 2023 :
https://cosmowenman.files.wordpress.com/2024/03/20231201-wenman-brief-1-and-exhibits-conseil-detat_fr_en.zip
Compte rendu sur les annonces des scans 3D du RMN :
https://cosmowenman.com/wp-content/uploads/2024/04/20220613-rmngp-sketchfab-3d-scan-ads-fr.pdf
Les arguments juridiques secrets de la RMN devant la CADA :
https://cosmowenman.files.wordpress.com/2024/04/20221122-correspondance-rmn-cada-si604822112216300-occlus-par-la-cada_fr_en_text.pdf